On parle souvent du temps qu’il fait. Rarement du temps qu’il reste.
Et pourtant, si vous vivez jusqu’à 90 ans (ce qui, vu vos habitudes alimentaires et votre niveau de stress, relève déjà du miracle), voilà ce que vous gagnez au loto de la biologie :
– 60 étés pour croire encore que le bronzage soigne les blessures de l’âme,
– 60 hivers pour grelotter dans des vies trop serrées,
– 4 680 semaines pour remettre à demain ce qui vous pèse aujourd’hui,
– Et 90 000 heures à fixer un écran, à chercher un sens que vous avez sous-traité à l’algorithme.
Ajoutez à ça 270 000 heures de sommeil, parce qu’il faut bien une activité où vous ne vous mentez pas.
Et au bout du compte : une vie entière à confondre mouvement et direction, bruit et conversation, survie et existence.
Mais pas d’inquiétude.
Vous avez coché “J’accepte les conditions” sans les lire.
Et la clause “épanouissement” était, de toute façon, en petits caractères.
On dit que plus on gagne en rapidité, plus le monde se dérobe.
Et vous, pauvres humains connectés, courez comme des poulets sans tête dans un champ de notifications.
Et pendant ce temps-là, votre cerveau crame.
Chaque interruption — mail, notification, message WhatsApp de Tata Monique — lui impose un effort cognitif.
Votre cortex préfrontal, ce brave soldat de la concentration, est alors sans cesse dérouté, comme un facteur qui changerait de rue tous les trois mètres.
Vous n’avancez plus : vous papillonnez, vous vous épuisez, vous perdez le fil de vous-même.
Il faut ralentir jusqu’à entendre le monde.
Jusqu’à sentir le frémissement du vivant comme une phrase prononcée en silence.
Alors bien sûr, face à ce sablier mesquin, l’être humain, ce génie tragique, a trouvé une parade : la productivité.
On vous vend des agendas pour mieux vivre, des applis pour mieux dormir, et des podcasts pour mieux respirer.
Certains d’entre vous notent « faire une sieste » sur leur liste de tâches.
D’autres payent des coachs pour apprendre à prendre des pauses.
Une start-up californienne propose même un service de “désencombrement mental” par abonnement mensuel.
L’homme moderne veut optimiser jusqu’à son dernier soupir, quitte à s’étouffer sous Excel.
Mais parfois, il suffirait d’ouvrir une fenêtre et d’écouter un oiseau.
Parce qu’un jour sans oiseau est un jour amputé.
Pas parce qu’il faut cocher “observation ornithologique” sur votre to-do list,
mais parce qu’un chant d’étourneau peut vous rappeler que vous êtes un corps vivant,
et non un calendrier en costume.
On dit que nous vivons dans une société où chacun devient son propre tyran.
Où l’on ne subit plus l’oppression de l’extérieur ; on se l’inflige à soi-même, avec zèle et culpabilité.
Et pendant ce temps-là, votre plasticité cérébrale se fatigue.
À force de tout faire, tout le temps, et à moitié, vous finissez par ne plus savoir faire une seule chose à fond.
Vous débranchez vos capacités d’attention profonde comme on éteint une veilleuse : en pensant qu’elle ne servait plus.
Il ne faut surtout pas “perdre du temps”, comme s’il s’agissait d’un trousseau de clés ou d’un enfant à la foire.
Vous paniquez à l’idée d’une heure sans activité,
mais vous pouvez passer deux heures à comparer des housses de couette sur Internet,
pour au final dormir avec la vieille couette fleurie que votre grand-mère avait cousue à la main.
Le vide vous angoisse. Alors vous le remplissez avec du rien.
Mais à force de courir derrière vos to-do lists, vous oubliez que le temps ne se gagne pas. Il se goûte.
Un jour, vous vous retournerez,
et vous réaliserez que vous n’avez jamais vu un lever de soleil sans vérifier d’abord la météo sur votre application.
Que vos plus beaux souvenirs sont en basse résolution, coincés dans la mémoire d’un téléphone égaré pendant un déménagement.
On dit que le courage aujourd’hui, c’est d’assumer une vie intérieure.
De rester fidèle à soi quand tout pousse à s’éparpiller.
De résister à l’urgence du monde en cultivant un peu de lenteur — et de silence.
Notre époque a même réussi l’exploit de transformer les loisirs en investissements.
Vous aimez le tricot ? Ouvrez une boutique Etsy.
Vous aimez dessiner ? Parfait. Ouvrez un compte instagram, trouvez votre niche, publiez à heure fixe, optimisez vos hashtags… et regardez tranquillement votre passion se transformer en plan marketing déguisé.
Même la promenade en forêt devient un prétexte à poster une story pseudo-spirituelle
avec une feuille morte en arrière-plan et une citation inspirante.
La forêt n’est plus un lieu de ressourcement, mais un fond d’écran biodégradable.
Mais pouvez-vous encore vivre inutilement ?
Un homme m’a raconté qu’il avait appris à siffler comme un merle.
Il n’en a jamais tiré aucune gloire, aucune vidéo virale, aucune conquête.
Juste le plaisir de voir un merle s’arrêter, intrigué. Et c’était suffisant.
Un autre, professeur, m’a confié avoir passé un dimanche entier à plier des grues en origami.
Il en a fait 1000. Il les a toutes jetées. Aucun but. Juste le geste. La beauté purement gratuite.
On dit qu’un monde vivable repose sur l’attention, la lenteur, et l’inutilité volontaire.
Prendre soin de quelqu’un ou de quelque chose — une plante, un grand-père, un rêve —
c’est résister à l’idée que seules les choses mesurables ont de la valeur.
Et que dire de vos enfants ?
Vous les élevez comme des start-ups biologiques, avec business plan à 10 ans.
Ils jouent moins.
À six ans, certains ont déjà des emplois du temps de ministre : anglais le lundi, judo le mardi, piano le mercredi, anxiété le jeudi.
Vous les préparez à “réussir leur vie”, comme si une vie pouvait se rater parce qu’on ne maîtrise pas PowerPoint à 9 ans.
Un père m’a raconté qu’il avait inscrit son enfant à un atelier de “gestion émotionnelle” un samedi matin.
L’enfant voulait juste dormir. Il a fini par pleurer.
C’était le jour où il a appris qu’il fallait performer sa tristesse.
Il est temps de réhabiliter le rien, le flou, le détour, l’après-midi sans but.
Observer un escargot traverser une flaque.
S’asseoir sous un arbre sans GPS.
Écouter le bruit de la pluie sans podcast.
Peut-être que c’est là, justement, entre deux cases d’agenda, que vous trouverez un peu de vie.
Pas celle que vous planifiez, mais celle qui vous tombe dessus comme un fou rire en réunion.
Et au passage, sachez-le : le vagabondage mental n’est pas une défaillance, mais un mode par défaut du cerveau.
Il favorise la créativité, la mémoire, la consolidation émotionnelle.
Bref, c’est en rêvassant que vous devenez humain.
Et non en répondant à des mails à 23h47.
Alors vous faites quoi ?
Rien. Vous ne faites rien.
Vous vous arrêtez, vous écoutez, vous respirez, vous attendez que le monde vous parle.
Et c’est peut-être ça, résister.
L’inutile, ce luxe oublié
Choisissez un moment dans votre journée.
Pas un moment volé entre deux réunions.
Un vrai moment.
Installez-vous là où vous voulez — sur un banc, au bord d’un lit, sur un trottoir, face à un mur si cela vous amuse.
Et là, simplement, abandonnez-vous à l’inutile.
Ne méditez pas. Ne pensez pas à respirer. Ne cherchez pas à vous détendre. Ne tentez rien.
Regardez un pigeon si vous voulez.
Écoutez une goutte.
Comptez les craquelures du plafond.
Si vous commencez à penser à votre to-do list ou à ce que vous pourriez faire de ce moment,
souriez doucement, et rappelez-vous que vous désobéissez.
C’est votre pause pour rien.
Une parenthèse sans performance.
Un acte gratuit.
Un acte rare.
Un acte humain.
Recommencez demain, si vous voulez vous entraîner à vivre pour de vrai.