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Les chats que nous portons

Dans les années 1930, le physicien Erwin Schrödinger imagine une expérience de pensée restée célèbre : un chat est enfermé dans une boîte opaque contenant un mécanisme quantique déclenché au hasard – une particule instable peut ou non libérer du poison.

Selon les lois de la mécanique quantique, tant que personne n’ouvre la boîte, le chat est simultanément vivant et mort : il est dans un état de superposition. Ce paradoxe visait à critiquer l’application des principes quantiques au monde ordinaire, mais il est vite devenu un symbole de l’ambiguïté fondamentale du réel.

Il y a, dans une boîte fermée quelque part, un chat qui respire à moitié. Un chat qui miaule peut-être, ou peut-être pas. Un chat qui dort, ou qui n’est déjà plus.

Un chat suspendu dans l’étrange entre-deux de l’univers, là où la vie et la mort s’enlacent sans jamais se trancher.

On l’appelle le chat de Schrödinger.

Mais si nous étions honnêtes, nous lui donnerions un autre nom : le nôtre.

Nous portons tous un chat dans la tête.

Un état non résolu, un choix différé, une vérité qu’on refuse d’ouvrir.

Nous marchons, respirons, jurons fidélité ou désespoir, tout en gardant fermée la boîte de nos possibles.

Tant que nous ne regardons pas, tout reste possible. Tant que nous différons l’acte, le rêve persiste. L’angoisse aussi.

Comme cette lettre d’amour qu’on garde dans un tiroir depuis 2007, coincée entre un relevé de compte et une ordonnance périmée : si on ne l’ouvre pas, peut-être qu’elle dit encore “je t’aime”.

Ce paradoxe, conçu pour défier l’ordre du monde, dit mieux que mille traités ce que la philosophie tente depuis toujours d’appréhender :

la réalité ne se donne pas. Elle se construit. Elle se devine. Elle se dévoile sous conditions.

C’est un peu comme une mayonnaise en devenir : tant qu’on fouette sans y croire, elle hésite entre l’échec gluant et la texture triomphante.

Elle est à la fois ratée et réussie, potentiellement divine ou tragiquement liquide.

Mais une fois montée, impossible de prétendre qu’elle ne l’est pas — le réel aussi ne supporte pas le rétro-pédalage. Il s’épaissit ou il tourne, mais il ne revient jamais en œuf.

Tant qu’on ne regarde pas, le chat est deux à la fois : vivant et mort.

Et si nos décisions fonctionnaient ainsi ?

Tant que je n’ai pas parlé, je suis encore fidèle et infidèle.

Tant que je n’ai pas choisi, je suis encore poète et banquier.

Tant que je n’ai pas quitté, je suis encore en amour.

L’indétermination est un luxe cruel : elle prolonge les possibles, mais les rend douloureux.

C’est l’histoire du type qui garde sa femme parce qu’il ne peut pas choisir entre elle et sa maîtresse.

Résultat : il finit seul avec un chat. Qui miaule peut-être. Ou pas.

Il y a, dans cette histoire de chat, une leçon sur la conscience.

Ce que l’on observe change ce que l’on observe.

Il ne suffit pas d’ouvrir la boîte : le fait de l’ouvrir transforme son contenu.

Ainsi en est-il de nos mots.

Dire, c’est figer.

Aimer, c’est exposer.

Avouer, c’est perdre un peu de mystère.

La réalité n’est pas un bloc ; elle est relationnelle. Elle dépend de l’angle, du regard, du contexte.

Par exemple, affirmer “je suis heureux” un lundi matin dans la file d’attente de France Travail a autant de poids que dire “je suis sobre” à une dégustation de cognac : dans les deux cas, le contexte dévore le message.

Et pourtant, ces phrases en apparence anodines trahissent un besoin, une faille, un désir qu’on n’ose pas formuler autrement.

Ce sont des aveux camouflés, des petites fissures dans le vernis du quotidien.

Ce chat est un appel à la nuance.

À l’acceptation de la complexité vivante.

Nous aimons trop les verdicts nets, les coupes franches, les définitions solides.

Mais l’être humain est un animal quantique : contradictoire, indécis, paradoxal.

Je peux être courageux au travail et lâche en amour.

Je peux être optimiste le matin, et noyé dans la mélancolie à la tombée du jour.

Je peux même aimer la musique classique et voter pour l’extinction de l’humanité le dimanche, à condition que ce soit avant 20h.

Il faut apprendre à vivre dans la superposition des états.

À se dire : je suis les deux, et ce n’est pas un problème.

Même si l’on soupçonne que les autres préfèrent qu’on choisisse une seule case, pour pouvoir mieux nous juger.

À Saint-Amant-de-Boixe, par exemple, on peut croiser le même gars qui milite pour la sauvegarde des escargots le matin, et qui déguste une douzaine de cagouilles grillées avec un verre de pineau le soir.

La contradiction n’est pas un vice : c’est une tradition locale.

Ce que Schrödinger a enfermé dans une boîte, ce n’est pas un chat.

C’est notre condition même.

Ce moment suspendu où rien n’est encore figé.

Ce précipice où naissent nos décisions, nos renoncements, nos résurrections.

Ce point où l’incertitude n’est pas ignorance, mais vérité.

C’est ce moment juste avant de dire “je t’aime”, où l’on pèse l’écho du silence.

Juste avant d’annoncer à son chef qu’on démissionne pour élever des lamas en Ariège.

Juste avant d’envoyer ce message qu’on écrit depuis six mois, mais qu’on relit encore, au cas où.

Et peut-être faut-il parfois laisser la boîte fermée.

Car ce que l’on y enferme n’est pas toujours destiné à être tranché.

Il y a des vérités qu’on habite sans jamais devoir les regarder en face.

Des amours qu’on vit sans les nommer.

Des douleurs qu’on apprivoise sans les disséquer.

Comme ce malaise qu’on appelle “mal de dos”, et qui est surtout un mal de vivre en position assise dans une vie trop droite.

Le chat de Schrödinger, c’est le chat que nous sommes tous.

À la fois là et ailleurs.

Plein de vie et déjà parti.

En route vers demain, et retenu par hier.

Et tant qu’on ne sait pas, il reste de l’espoir.

Ou, au pire, un chat.

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