Il y a des jours où l’on ne sait plus très bien où l’on habite. On se croise dans un miroir, on dit « Bonjour » machinalement, mais on ne se reconnaît pas.
Le corps a la même odeur, la voix le même timbre, et pourtant… quelque chose a bougé. Quelque chose s’est détaché, s’est effondré, ou peut-être s’est juste dégonflé doucement, comme une baudruche un soir de réveillon.
C’est discret, presque poli. C’est le deuil silencieux d’une ancienne version de soi.
Et pourtant, ce “soi” d’avant, on l’a aimé. On l’a habité avec confiance. Il riait plus fort, il rêvait plus large, il croyait que tout était encore possible. Il portait des désirs à pleines mains, il n’avait pas encore appris à renoncer. Ce soi-là n’était pas parfait, mais il était vivant, vibrant. Le quitter, c’est un peu comme perdre un ami d’enfance. On ne l’a pas vu s’en aller. Il a juste, un jour, cessé de nous ressembler.
Le courant de la vie ne revient jamais en arrière
On voudrait parfois retrouver la légèreté d’avant.
Cette version de soi insouciante, mobile, presque légère — qui croyait encore à l’éternité de ses genoux, à l’invincibilité de ses reins, ou à la stabilité émotionnelle de ses enfants.
Mais la vie n’est pas une pièce de théâtre que l’on rejoue pour améliorer la diction.
Elle coule. Et nous, pauvres hères, nous coulons avec, tant bien que mal, dans le sens du courant — sauf les jours où l’on rame à contretemps, bien sûr, par nostalgie ou par orgueil.
Pensez à ces champions, ovationnés par des stades entiers, dont les visages remplissaient les affiches et les rêves des enfants. Un jour, tout s’arrête. Le chrono ne tourne plus. Le corps, hier moteur, devient obstacle. Il faut apprendre à vivre sans objectif à battre, sans public à séduire. Apprendre à exister sans médaille. Ils ont beau dire qu’ils “passent à autre chose”, au fond, ils enterrent un temple. Ils passent de héros à anonymes. Et dans ce silence nouveau, le deuil se fait. À l’abri des regards.
Quand ce que l’on fut nous emprisonne
Il y a aussi ceux qui n’ont rien demandé, mais que la vie a flingué en douce.
Ceux dont le corps est devenu traître, malade ou douloureux, sans préavis.
Un matin, le mouvement ne se fait plus. La douleur reste. Et le monde continue comme si de rien n’était.
Ils regardent les autres marcher, courir, rire sans effort — et ça fait mal.
Jalousie, non. Mélancolie pure.
Ils ne demandent pas l’impossible. Juste qu’on reconnaisse qu’ils ont dû dire adieu à une version d’eux qui pouvait encore danser.
Le corps, ce fidèle compagnon, devient bourreau sans prévenir. Ils se souviennent du goût d’un footing au lever du jour, d’un escalier grimpé sans y penser, de nuits paisibles. Ils étaient “normaux”, autrefois. Aujourd’hui, chaque geste est négocié, chaque jour une épreuve muette. Et autour, personne ne voit qu’ils traversent un deuil immense : le deuil d’un corps libre, d’un quotidien sans peur.
Alors ils se taisent, pour ne pas gêner. Mais à l’intérieur, ils pleurent une vie qu’ils ne pourront plus jamais retrouver.
Et que dire des parents, ces héros ordinaires qui voient leurs enfants s’envoler avec plus de hâte que de gratitude ?
Ils restent là, les bras pleins d’habitudes, à tourner dans une maison soudain trop grande.
Ils se sont définis par la présence de ces êtres, et soudain, ils doivent apprendre à n’être plus nécessaires.
Ils ouvrent les portes des chambres vides et arrangent les draps que personne ne défait plus. Ils écoutent le silence, ce silence lourd où ne résonne plus la moindre demande. Ils ont été le centre d’un monde, le repère, le refuge. Et maintenant ? Ils deviennent paysages. Présents, mais non sollicités. Ce deuil-là n’a pas de cérémonie. Personne ne dit “félicitations pour votre enfant parti”. Alors ils vivent ce départ comme on vit une absence d’air : discrètement, pour ne pas faire de bruit.
Deviens ce que tu es
Changer n’est pas une trahison. C’est une fidélité au vivant.
Ce qu’on devient n’est pas moins vrai que ce qu’on fut.
C’est juste… différent. Moins spectaculaire peut-être. Plus tranquille, parfois plus digne aussi.
Et même si personne n’applaudit, même si aucun trophée n’est remis, il y a une noblesse dans ce glissement.
Une beauté dans la modestie d’être encore debout.
Les retraités le savent, eux qui passent du rôle de pilier à celui de meuble décoratif.
On leur souhaite “bonne retraite” comme on signe un dernier mail, sans vraiment réaliser que ce jour-là, ils perdent une part de leur utilité, de leur place dans le monde.
Ils n’ont plus d’agenda chargé, plus de réunions, plus de titres à porter. Ils doivent apprendre à exister sans être indispensables.
Et cela demande une forme de courage rare. Le courage d’exister sans fonction à remplir.
Le courage d’être, tout simplement, face à soi-même, sans les projecteurs, sans costume.
À ceux qui s’accrochent à leur ancienne version comme un sac de voyage dans une gare qu’on n’habite plus,
rappelons que même les valises finissent par perdre leurs roulettes.
Mieux vaut lâcher. On avance plus léger. Ou du moins, on titube avec plus de style.
Se raconter à nouveau
Non, perdre une ancienne version de soi, ce n’est pas perdre sa mémoire. C’est l’enrichir.
Ce que l’on fut ne s’efface pas : cela se « sédimente », se transforme, nous constitue autrement.
On n’est pas moins soi parce qu’on a changé. On est plus complexe. Plus subtil.
Plus cabossé aussi, mais c’est souvent ce qui nous rend beaux.
Et puis, à bien y réfléchir, nous sommes peut-être faits pour ça :
nous réécrire sans cesse, ajouter des notes dans les marges, biffer quelques passages, en souligner d’autres.
L’important, ce n’est pas de rester fidèle au texte initial.
C’est de ne jamais cesser d’écrire.
Et tant pis si l’encre tremble un peu. Tant pis si les phrases prennent du temps à venir.
L’essentiel, c’est d’avoir encore la main sur le stylo. Et le cœur, sur la page.
Un deuil qui fait éclore
Faire le deuil de ce qu’on était n’est pas une perte. C’est une libération.
C’est accepter que l’on peut aimer l’ancien soi sans vouloir le momifier.
C’est s’autoriser à respirer autrement. À aimer autrement. À vivre, tout simplement,
sans devoir prouver qu’on est toujours “le même”.
Car on ne l’est pas. Et c’est très bien ainsi.
Alors, peut-être qu’un jour, on pourra dire à voix haute, sans trop trembler :
« Merci à toi, ancien moi. Tu as fait ce que tu as pu. Tu m’as permis d’arriver jusqu’ici.
Maintenant, repose-toi. J’ai la suite. »