(Ou comment on devient ce que les autres attendent, jusqu’à en perdre le goût)
Acte I – Naître dinde, c’est déjà tout un programme
On ne choisit jamais d’être une dinde.
C’est un rôle qu’on nous assigne avant même qu’on ait ouvert les yeux.
Dès l’enfance, on nous prépare : sois sage, dis merci, tiens-toi droite, ne parle pas trop fort, ne pleure pas sans raison, n’existe pas plus qu’il ne faut.
On nous polit comme on prépare un rôti : on veut que ce soit tendre, lisse, serviable. On nous apprend à être digestes.
L’éducation devient un rituel de domestication affective, où l’on apprend à s’effacer pour que les autres puissent mieux nous avaler.
Et parfois, dans le silence de notre chambre, alors qu’on regarde le plafond et qu’on se demande si on a le droit d’exister autrement, on comprend déjà qu’on est en train de devenir quelqu’un d’autre.
Quelqu’un de présentable.
Quelqu’un de socialement comestible.
Acte II – Se faire farcir par la société
Puis vient la grande farce. Celle qu’on ne voit pas venir.
On grandit, et la société commence à nous remplir :
remplir nos attentes, nos peurs, nos désirs.
On bourre notre intérieur avec des dogmes qu’on n’a pas choisis :
réussis ta vie, sois productif, consomme ton bonheur, n’échoue jamais.
On nous farcit d’images parfaites : les gens heureux sur Instagram, les corps lisses, les couples silencieusement performants, les carrières qui brillent comme des vitrines.
Et nous, on laisse faire. Parce qu’on ne sait pas dire non. Parce qu’on croit que c’est ça, être vivant.
Alors on se remplit. Encore et encore. Jusqu’à étouffer.
Mais personne ne le voit.
Parce qu’on continue à sourire. Parce que la peau dorée à l’extérieur suffit à rassurer tout le monde.
Et au fond de nous, on se sent de plus en plus à l’étroit.
Acte III – Être servi à table : le grand dévoilement
Un jour, sans qu’on s’y attende, on est mis sur la table.
C’est-à-dire : exposé. Jugé. Consommé.
Dans une relation amoureuse où l’on donne tout sans recevoir.
Dans une famille où l’on devient l’équilibre que les autres refusent d’assumer.
Dans une amitié où l’on devient le clown, le confident, la doublure de l’autre.
On vous goûte. On vous juge.
« Tu devrais être plus détendu. »
« Tu es trop sensible. »
« Tu réfléchis trop. »
Et quand on ose dire qu’on a mal, qu’on est vide, qu’on a peur… on entend :
« C’est pas si grave. »
Ce n’est pas une table. C’est une dissection.
Et nous, là, offerts sans filtre, on se demande comment ils peuvent encore rire en mordant dans des parts de nous qu’ils ne comprendront jamais.
Acte IV – Le reste au frigo : l’inachevé
Et après tout ça, il reste des morceaux.
Des parties de nous que personne n’a voulues. Des souvenirs qu’on n’a jamais racontés, des rêves qu’on a tués faute d’écoute, des colères qu’on a congelées pour ne pas faire de bruit.
Ils dorment dans un coin de notre cœur, comme des restes dans un frigo trop plein.
Et on les regarde parfois, en pleine nuit, les larmes au bord des yeux, en se disant :
« Est-ce qu’un jour, quelqu’un voudra aussi de ça ? De ce que je suis quand je ne plais à personne ? »
Et c’est là que la solitude n’a plus rien de romantique.
Conclusion – Philosophie de la farce : rester moelleux malgré tout
Alors oui.
On passe notre vie à être façonnés, assaisonnés, mis en scène, puis laissés sur le carreau quand on ne correspond plus à l’assiette du jour.
Mais il nous reste une chose : le choix de notre propre farce.
Le choix de ce qu’on décide de mettre en nous.
Même si c’est bancal, même si c’est trop salé, même si ça ne plaira pas.
On peut décider de se remplir de beauté fragile, d’amitiés sincères, de tendresse désespérée, de rires trop bruyants, de blessures encore ouvertes, et de poésie.
Et dire à ceux qui nous goûtent sans comprendre :
« Je ne suis pas fait pour plaire à tout le monde. Mais ce que je suis… je l’ai choisi. Et j’y tiens. »
Et peut-être qu’un jour, au détour d’un repas, quelqu’un dira enfin :
« Cette farce… elle m’a bouleversé. »